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EXTRAIT TOME 2

2.

 

 

 

 

 

Oscarine Le Bienheureux avala une gorgée de thé à la menthe. Laissa ses pensées engloutir le néant de son esprit. Dispersa son regard dans le salon perse, cet endroit hors de l’espace et du temps où elle se trouvait depuis… un certain temps maintenant. Elle posa sa tasse en grès, noua ses longs cheveux noirs en une queue-de-cheval. Elle était quelque part en Iran, ça, on le lui avait dit. Ce pays était celui de sa naissance, celui qui avait perfectionné ses traits au point de faire d’elle une représentation de princesse persane.

Pourtant, elle se sentait totalement étrangère à cet endroit, à cette culture.

Elle avait découvert qui étaient les Messagers de la Conscience des Trois, du moins sous leur forme actuelle. Son séjour ici étant pour le travail, elle n’avait pas eu trop le temps de fréquenter ces gens. Elle partageait seulement les repas du soir avec quelques-uns des grands sages de leur civilisation, dont Élie, le Pater Patrum, et sa sœur, Fatima.

Leur civilisation s’apparentait au mithraïsme : le culte du Taureau, le mithraeum, l’autel flanqué de bovidés, et puis le zodiaque – tout ça elle l’avait deviné. Même leur façon de s’habiller rappelait l’antique Perse : les femmes avec leur tiare et leur voile, les hommes avec leur tunique sur pantalon et leur chapeau de feutre noir.

Quant aux Amesa Spenta dont lui avait parlé Li Cheng, c’était le nom donné aux déités dans la religion perse. Elle ne découvrit rien à leur sujet qui ne soit déjà connu.

Oscarine les avait questionnés un soir sur le bouclier qu’ils portaient. On lui avait répondu que cela contrait les « ondes négatives ». Les ondes de qui ou de quoi, ça, elle n’en savait rien encore.

Elle alla se resservir du thé à une petite console en acacia, se repassa ce qui lui était arrivé récemment. De ses découvertes à Persépolis dans cette salle sous le Palais des Cent-Colonnes – où elle avait trouvé le sceau à l’étoile à trois branches – aux Disques de pierre… Et ses mystérieux poursuivants, les tueurs de Li Cheng et de Marine Marais… Qui étaient-ils ? Et qui était ce Poutresko dont Fatima et les autres ne voulaient jamais parler ?

Tout cela devenait dérisoire. Des détails dont elle ne devait pas s’encombrer. Plus importante était sa quête.

Devenir Dieu.

La seule façon pour une personne comme Oscarine, détachée du monde dans lequel elle évoluait, d’envisager le pouvoir ultime était de le considérer en toute et seule logique. Ballottée entre le Maghreb, le Moyen-Orient et l’Afrique noire toute son enfance, elle n’avait jamais cru en Dieu, cet être suprême au pouvoir hégémonique. Quelle connerie ! Elle avait vu la misère, la torture, la maladie, la mort. Côté atrocités, elle pouvait se vanter d’avoir fait le tour de la question avant même d’être sortie de la période innocente de l’enfance. Ses parents adoptifs, des médecins français, avaient été témoins de choses barbares lors de leurs missions humanitaires. Leur fille n’avait pas été épargnée. L’horreur du monde s’était fixée dans sa mémoire comme une tache de sang sur un tablier. Indélébile. Il fallait vivre avec. Si Dieu existait, il lui aurait épargné ça. On ne pouvait pas faire une chose pareille à un enfant. Logique.

Or, la logique ne fonctionnait pas dans ce cas précis.

Devenir Dieu…

Ce que Li Cheng avait en partie dévoilé.

Ses émotions, jusqu’à présent refoulées, faussaient son jugement. Elles l’emmenaient sur un tout autre chemin que celui dicté par un esprit cartésien. Que ferait-elle, elle, une simple humaine, si elle pouvait devenir Dieu ? Éradiquer la pauvreté ? Certainement. Se débarrasser de la cupidité ? Absolument. Faire en sorte que tout le monde soit heureux ? Sûrement. Si le monde était parfaitement heureux, aurait-il l’envie, le besoin, de faire la guerre, de tuer des enfants, de maltraiter des animaux ? (Elle eut un pincement au cœur en repensant au foie gras mangé l’autre jour à Périgueux avec Adrien.) Si le monde allait bien, aurait-il l’envie de détruire les forêts et l’océan qui le nourrissaient ? Être Dieu pouvait-il conduire la race humaine à une paix éternelle ?

Oscarine prit conscience de ses propres hypocrisies : prétendre avoir du respect pour les animaux et accepter qu’ils souffrent pour son plaisir gustatif…

Aujourd’hui, à vingt-huit ans, son ordinaire se transformait. Ses émotions se déployaient.

Elle parcourut quelques mètres jusqu’à la porte-fenêtre, passa les voilages blancs. Elle prit un grand bol d’air, admira le ciel d’un bleu saphir, la topo-graphie montagneuse avec sa roche asséchée par le soleil, les petits arbres qui parsemaient l’espace de leur touche verdoyante. Et les moutons. Par milliers. Quelques bergers, certains avec un manteau de laine blanche rayée de bandes noires irrégulières, semblables à des notes de piano, appartenant à une ethnie particulière. Des chiens aussi hauts que des poneys, des ânes chargés. Elle devait être dans le centre du pays où c’était l’époque de la transhumance.

Cet Iran-là n’était pas le monde qu’elle partageait. Celui-là était à part, sans lien avec l’Iran d’aujourd’hui et toutes ses tensions avec la communauté internationale. Le salon dans lequel elle se trouvait par exemple faisait partie d’une villa d’apparence humble, mais elle-même n’était que la partie submergée d’un immense iceberg. Les Messagers de la Conscience évoluaient dans un vaste univers troglodyte bâti dans la montagne. L’ingénierie de cet endroit était tout aussi impressionnante que celle déployée dans le tunnel de Persépolis – les mêmes architectes sans aucun doute. Tout était lisse, parfaite-ment agencé, calculé au millimètre près pour faire passer les victuailles et autres nécessités. Et tout ça sur des dizaines, peut-être même une centaine de kilomètres carrés, façonnés sur des millénaires, s’étendant dans toute la roche montagneuse. Un gruyère indétectable et qui le demeure depuis tout ce temps.

Au cœur même de cette montagne se situait le cœur de leur civilisation : un mithraeum aux dimensions titanesques, capable de contenir au moins dix mille personnes. Taillée naturellement selon une formation géologique particulière, la voûte avait été décorée pour représenter les cieux douze mille ans auparavant. « Le temps du taureau », lui avait-on dit. Le taureau, au centre de leur culte pour la simple raison qu’il représentait le pouvoir du ciel à un moment précis.

Aujourd’hui, tout avait changé. Leur idéologie restait toutefois la même : partager son énergie avec l’Univers pour l’embellir.

Depuis des siècles maintenant, ce partage s’était réduit comme une peau de chagrin. Les hommes ne voulaient plus de la nature et la tâche des Messagers se faisait de plus en plus ardue. L’ordre mondial s’était effondré, ils ne pouvaient qu’en être les témoins désolés.

Oscarine savait maintenant qu’elle devait y avoir un rôle à jouer. Un rôle qui se dessinait tout doucement.

 

3.

 

 

 

 

 

Angéline Christensen avait toujours considéré sa vie comme dénuée d’objectif. Elle avait tout, mais en elle, aucun élan, aucun réel désir d’aller de l’avant… Son futur avait été tout tracé. Par l’argent.

Alors, elle s’était détachée des humains. Par mépris. Par dépit aussi.

Et voilà qu’aujourd’hui, son monde ne serait plus jamais le même. La jeune fille venait de vivre un de ces moments qui déstabilisait toute conviction, tout postulat, toute émotion. Un moment qui engendrait une peur primitive, viscérale. L’anxiété s’infiltrait en elle comme du venin… ou bien était-ce un réflexe congénital devant cette bizarrerie ? Comment une chose aussi impossible et totalement dingue avait-elle pu lui arriver ?

À seize ans pourtant, elle ne menait pas une vie ordinaire. Pour commencer, ses parents n’étaient pas « très, très riches », comme l’avait souligné Jérôme quelque temps plus tôt, pas millionnaires, mais milliardaires. Tom Christensen avait fait fortune dans le plastique dans les années 1980. Marié une fois avant Éva, deux filles de vingt ans et vingt-cinq ans de cette première union danoise, qu’Angéline ne connaissait pas. Les Christensen faisaient partie de ce cercle, restreint à une petite vingtaine en France, possédant un quart de la richesse du pays. Elle avait vécu avec des gardes du corps, des nounous, des profs à domicile, des chauffeurs, des cuisiniers, des stylistes, des jardiniers, des entraîneurs… Son avenir ne s’était jamais dessiné comme celui des autres. Elle n’aurait jamais à travailler pour gagner sa vie, on l’avait fait pour elle, et ça ne donnait franchement pas envie de se chercher un but dans la vie.

Or, quelques heures plus tôt, au fin fond de la campagne périgourdine, la jeune milliardaire avait reçu la réponse que tous les humains sur la Terre espéraient obtenir un jour. La vie ailleurs dans l’Univers existait bel et bien. Et quatre de leurs représentants se trouvaient ici, sur cette bonne vieille planète. Que devait-elle faire d’une telle information ? Son pouvoir était inouï. Un certain égoïsme la saisissait, elle le refoula en repensant à ses nouveaux amis.

Ses compagnons d’infortune, Jérôme, Clément et Christophe, étaient restés immobiles devant le tunnel menant à la géode, où ils avaient fait cette découverte. Pour digérer tout ça. Tout comme elle, d’ailleurs. Ils avaient espéré en apprendre davantage, mais les créatures à la peau verte, Haurvatat, Ameretat, Asha et Mano, avaient disparu sans laisser de traces. Ainsi que leurs mystérieux acolytes humains, les « Sentinelles ».

Angéline repensa à ce Jacob, un grand brun au bouclier noir gravé d’une étoile à trois branches. Elle se demandait qui il était et d’où il venait. Il les avait téléportés et revêtus de leurs vêtements normaux ! Il avait donc des pouvoirs ! Elle ne ressentait, étrange-ment, aucune peur en songeant à cet individu et à ses aptitudes. En revanche, ceux qui les avaient kidnappés… Et puis cette Conscience des Trois… Serait-ce la conscience de trois vies extra-terrestres ?

Le plus affolant dans tout ce qui venait de lui arriver, et qui suscitait cette frayeur pour l’avenir qui se profilait devant elle, était une seule phrase. Brutale et d’un cynisme dissimulé derrière une rhétorique impérieuse. Celle de l’échange entre ces créatures et cette instance inconnue, le Cénacle des Consciences.

«    Son jugement entérinera l’avenir de votre espèce. »

Toutes les consciences de l’Univers s’étaient unies en une seule voix, une sorte de tribunal intergalactique. Angéline frémit. Non seulement les humains n’étaient pas seuls dans l’infini cosmos, ce qui en soit l’épouvantait, mais les « autres » pouvaient porter un jugement sur la façon dont ils vivaient sur la Terre et dont elle vivait sur cette planète ! Il lui avait fallu un effort prodigieux pour dissocier ce qui leur avait été dévoilé de sa peur ancestrale de petit humain terrifié. Un dilemme naissait en elle. Devait-elle en parler aux adultes ? À sa mère ? Devait-elle prévenir le monde entier ?

Aucun des adolescents, ni même le cuistot friand de mystères extraterrestres, n’avait soufflé mot sur le chemin du retour vers la voiture de Christophe, garée le long d’une petite route annexe à la départementale. Une fois chez les Christensen, vers cinq heures du matin, Christophe les avait laissés sans même leur dire au revoir.

 

 

Lorsque les adolescents passèrent l’imposante porte d’entrée sur pivot, ils trouvèrent la maison parfaitement silencieuse. Les œuvres d’art et la serre intérieure, éclairées par la seule lune qui s’écrasait sur le dôme vitré, octroyaient à l’endroit l’air solennel d’un musée. Les domestiques dormaient, la mère d’Angéline aussi – son père était encore parti en voyage d’affaires. Les ados s’étaient hâtés de retrouver leur chambre respective, incapables de discuter de ce qui s’était produit.

Une fois dans sa chambre, un espace blanc doté d’une immense baie vitrée, Angéline s’affala sur son lit recouvert d’une couette rayée bleu et rose. Elle ne descendit pas les volets électriques, laissa la luminosité de la nuit baigner la pièce de sa douceur bienvenue. Les paroles d’Haurvatat se répétaient en boucle dans son esprit. Elle tentait de les chasser en fixant le mur, incolore, dégarni, semblable au reste de la pièce. Totalement vide, comme son cœur depuis ce terrible 3 août sur cette plage corse. Date qu’elle essayait d’effacer de sa mémoire depuis sept ans maintenant. Pourquoi y pensait-elle à cet instant d’ailleurs ? Elle secoua la tête, se déshabilla et se glissa sous sa couette. Elle pensait au rien, à ce sentiment qui l’animait si souvent. La peur se faisait plus incisive aussi. Pour elle, bien sûr. Mais également pour les deux garçons qui l’accompagnaient.

« … l’avenir de votre espèce. » Jamais elle n’avait pensé à l’avenir d’une race tout entière, et encore moins la sienne…

On frappa discrètement à la porte. Ce n’était pas le personnel, il s’annonçait toujours. Elle lança un « oui » hésitant, le cœur palpitant. Clément ?

- C’est Jérôme.

Angéline s’apaisa, se dépêcha de remettre ses cheveux au carré et enfila un jogging et un T-shirt avant d’allumer.

- Entre.

Le Breton fit irruption dans la chambre. Il avait l’air contrarié dans sa tenue de sport. Ses pas alourdis par un embarras évident, il avança péniblement. Pieds nus, les cheveux en pétard, il avait dû se retourner dans son lit avant de se décider à venir jusqu’à la chambre d’Angéline.

- Je te demande pardon, marmonna le petit brun sans préambule, pour tout à l’heure…

Angéline haussa un sourcil.

-  Pour t’avoir… euh…

Le garçon peinait à trouver ses mots.

- … pour avoir insulté ton intelligence dans le tunnel. Voilà.

La jeune fille esquissa un sourire sincère, de celui qui veut dire : « T’en fais pas, c’est oublié. »

- J’arrive pas à dormir, enchaîna Jérôme dans la foulée, soulagé. J’peux rester cinq minutes ?

Une demi-heure plus tard, le Rennais était toujours là, assis en tailleur sur le lit. Il avait dans les mains un des tubes trouvés à Pech Merle, tout comme Angéline. Le débat s’était d’abord orienté vers cette Conscience des Trois qui semblait intéresser leurs kidnappeurs. Rien sur Internet n’en parlait. Puis ils s’engagèrent dans une autre discussion : leur civilisation et les conséquences de l’annonce d’une présence intelligente – autre que la leur – sur la Terre en cet instant. Angéline n’en démordait pas : leur civilisation s’effondrerait.

- Hum. Moi, je pense toujours à des proto-humains, lui opposa Jérôme en secouant le tube devant lui.

Angéline chassa sa remarque. Plus aucun doute ne subsistait. L’existence même du Cénacle des Consciences confirmait l’origine extraterrestre des créatures aux cheveux blancs. Un message sur le téléphone de Jérôme l’empêcha de polémiquer. Il lâcha l’artefact, qu’il posa sur le lit, pour se focaliser sur son portable. Il releva la tête, souffla.

- Ma mère.

- À cette heure ? Elle ne dort pas ?

Angéline avait noté la présence étouffante de la mère de Jérôme. Elle l’appelait, lui envoyait des SMS constamment, même à six heures et demie du matin ! Elle perçut une chose étrange dans les yeux du garçon. De l’aversion. Ce garçon costaud comme un bœuf avait en fait un point faible.

- Elle te rend la vie difficile ?

Jérôme se tendit. Remit le téléphone dans sa poche. Angéline avait dû toucher un point sensible.

- Et la tienne, de mère ? Elle te rend pas la vie difficile, elle ?

La réponse du Rennais surprit Angéline. D’ordinaire, elle l’aurait renvoyé dans ses buts d’un coup imparable. Cette fois-ci, elle baissa les yeux, reprit sa respiration, tendit la main vers le garçon et la posa sur son genou.

- Je ne voulais pas te blesser. Pardon. Ça ne me regarde pas.

Jérôme, tiraillé entre le besoin de révéler sa douleur et la peur des conséquences, lui annonça que sa mère était malade.

- La tête, finit-il en faisant un mouvement circulaire avec le tube qu’il avait repris juste au niveau de sa tempe. Elle est folle.

Angéline voulut en savoir plus. Normalement, elle ne se serait pas gênée pour questionner le garçon. Cette fois, elle respectait sa douleur.

- En fait, elle est morte… reprit-il, abattu, puis elle est revenue à la vie, trois minutes et vingt-deux secondes plus tard. Depuis rien n’est plus pareil. C’est juste pire, quoi.

Un silence crispé se fit. Angéline avait elle aussi un poids sur le cœur.

- Elle monopolise chaque instant de ma vie, continua Jérôme, depuis que je suis tout petit. Elle contrôle tout. C’est pour ça que je m’intéresse à plein de trucs : la géologie, la muscu… Je m’échappe dès que je peux.

- Mais elle te rattrape…

Il caressa du regard le tube du Point d’Origine.

- Je ne peux pas l’abandonner. J’y arrive pas. Je sais, chuis trop con.

Angéline mit un temps avant de répondre :

- Non, c’est courageux.

Jérôme la fixa un moment, visiblement étonné.

- C’est de la folie, tu veux dire.

- Non, il faut avoir de la force pour endurer ce que tu endures. Honnêtement. Je ne dis pas ça comme ça. Je ne connais pas de gens… comme toi, en fait.

Angéline avait été cocoonée dans un monde éloigné de toute humanité. Depuis ses dix ans, après de multiples essais ratés en internat, son éducation se faisait de manière privée. Son seul rattachement à la réalité : son assistante, Martine. Même ses profs sur Internet ne se dévoilaient pas. Bertrand, le chauffeur, ne disait jamais rien non plus. Elle n’avait aucun ami.

Elle sentit un élan de tendresse envers Jérôme l’envahir. Il souffrait lui aussi. Comme elle… Ils n’étaient peut-être pas si différents.

Le Rennais esquiva son regard, sortit de son autre poche le bout de tissu trouvé près du tunnel, qu’il tritura, ne sachant plus que dire. Orné d’un S stylisé et traversé en diagonale par une sorte de lance, ce sigle était toujours aussi mystérieux. Le garçon le manipulait en silence, enroulant le tube dans le matériau, espérant naïvement sans doute qu’un miracle se produise.

- Notre monde touche vraiment à sa fin, dit-il, en passant du coq à l’âne, l’air absent. On en parle partout, tout le temps, et tout le monde s’en fout. Mais c’est une réalité. Et tu sais quoi ? Je m’en fous, moi aussi.

- On est à la fin d’une époque, oui, mais à l’aube d’une nouvelle, j’en suis sûre. Il va falloir montrer à ces Consciences qu’on est dignes de vivre sur la Terre.

- Réfléchis bien avant de parler. Parce que quand tu côtoies des gens comme ma mère, tu te dis que la race humaine est une sacrée erreur de la nature. Une extinction massive, ce serait peut-être salvateur pour la planète !

Jérôme remit le tissu et le cylindre dans sa poche. Il laissa Angéline totalement béate sous le coup d’un tel commentaire. Elle ne pouvait pourtant pas le contredire. Après tout, sa propre mère n’aurait jamais gagné la médaille de « Mother of the Year ».

Le garçon sauta du lit.

- Je vais me coucher. Fais pas trop gaffe à c’que j’dis, Duchesse. C’est la colère qui parle. Il y a un tas de gens bien… (Il marqua une longue pause pendant laquelle son visage s’assombrit.). Enfin, dommage qu’ils soient pas suffisamment nombreux.

Il lui fit un clin d’œil, complice cette fois. Angéline lui sourit. L’utilisation du mot « Duchesse » ne l’avait pas gênée.

Le stage de spéléologie avait eu des répercussions pour le moins inattendues. Elle appréciait les autres et s’en inquiétait, ce qui ne lui était plus arrivé depuis…

Pourquoi Jérôme et Clément lui importaient-ils tant d’ailleurs ? Angéline n’avait ressenti que de l’indifférence en les voyant la première fois au centre de spéléologie. Des « travailleurs du bas », comme les caricaturait son père. Ceux qui devaient se battre pour tout avoir. Ceux qui jalousaient les riches et méprisaient les plus pauvres qu’eux. Ceux dont elle se méfiait comme la peste. Aujourd’hui, l’impossible prenait le dessus de sa réalité. La rencontre avec Ameretat et Haurvatat avait ouvert une percée. Vers ses congénères. L’avenir se faisait plus rassurant. Une confiance naissait entre elle et Jérôme. Avec Clément, elle était encore au point mort.

Elle posa le tube sur sa table de chevet, éteignit la lumière, s’endormit sur ces sensations euphorisantes.

 

4.

 

 

 

 

 

Oscarine revint à son bureau, s’attela de nouveau à ses recherches, ses notes éparpillées sur des artefacts circulaires en pierre, les Disques des Dropas, comme certains les nommaient à tort. Ces objets étaient la réponse. Oscarine le savait. Le sentait. Le jurerait. « Bientôt, se dit-elle, cette réponse se présentera à moi dans toute son évidence. »

Elle comprenait l’importance du Soleil dans ses recherches, sa position dans le ciel à un moment précis, mais aussi celle de deux autres astres… et puis avec les émotions, la plus grande aptitude des hommes, celle qui les différenciait du monde animal. Savoir les contrôler, n’était-ce pas le chemin vers l’illumination ?

En attendant, le mystère qui entourait les Disques l’emmenait vers le voyage temporel – dont Fatima avait assuré la possibilité – auquel elle aurait accès une fois ce fameux « mécanisme de l’Absolu » maîtrisé. Fatima, lors de ses visites journalières, lui avait affirmé pouvoir voyager dans le continuum espace-temps. Oscarine avait cru au départ qu’elle plaisantait. Si cela avait été de l’humour, la Française ne l’aurait pas compris de toute façon, son cerveau y était totalement imperméable. Mais elle avait été troublée. Scientifiquement parlant, c’était envisa-geable. Tout n’était qu’une question de trou noir, de trou blanc et de trou de vers. Les fameux worm holes…

Ce jour-là, Fatima vint la voir pour discuter de l’avancement de ses recherches. La grande brune, élégante dans sa robe à la mode antique, sa tiare rehaussée d’un voile gris perle, était impatiente. Oscarine le sentait bien.

- Pour voyager dans le temps, annonça la Française, il faudrait fabriquer un pont entre le point où on se trouve et le point où on veut aller. Ce pont, ce n’est rien d’autre qu’un trou de vers, un boyau d’énergie avec une entrée – un trou noir – et une sortie – un trou blanc. Mais pour créer ce pont, il faut de l’énergie. Beaucoup d’énergie. Et c’est là que le bât blesse.

Fatima la complimenta avec un simple hochement de tête qui fit onduler son voile autour de sa nuque.

- L’énergie la plus puissante de l’Univers, c’est l’Univers lui-même, Oscarine, déclara enfin l’Iranien-ne, sa voix aussi douce que la brise des montagnes. 99,9999 % de l’Univers est énergie, ce qu’on appelle « l’énergie noire ». Le restant, 0,0001 %, représente la matière. Tout ça est là, Oscarine.

- Le scientifique canadien Michael A. Persinger, médita tout haut la jeune Française, a affirmé au XIXe siècle que « les phénomènes paranormaux utilisent l’énergie déjà disponible dans l’environnement physique ». Ce que vous dites est donc présupposé depuis bien longtemps.

Fatima la fixa avec toute l’indulgence d’un grand maître devant la candeur de son disciple. Son sourire empathique, qu’elle avait de plus en plus tendance à exhiber, importuna la Française : il lui procurait un sentiment d’infériorité auquel elle était peu habituée.

- Il y a une chose que je ne comprends pas, continua Oscarine, de nouveau sur le fil de sa pensée. Si le voyage dans le temps existait, nous serions envahis de touristes, disait Stephen Hawking.

Fatima la contredit. Le voyage temporel était possible. Mais pas vraiment sous la forme qu’elle imaginait. Elle et ses compagnons l’expérimentaient actuellement.

- Cela fait partie du pouvoir de Dieu, ponctua-t-elle.

Avant de repartir, Fatima lui fournit quelques indices supplémentaires pour l’aider à trouver les réponses dans les Disques. Oscarine devait d’abord trouver « le sens de lecture » lui correspondant. Les inscriptions dans les sillons pouvaient être lues dans le sens des aiguilles d’une montre, dans le sens inverse, de haut en bas ou de bas en haut.

- Mais comment ? Avec quelle méthode ? s’impatienta-t-elle.

- Je dois te laisser maintenant, termina Fatima sur un ton pour une fois autoritaire.

- Attendez ! J’ai encore des questions.

- Je dois assister les miens dans une tâche de plus en plus ardue. Cherche dans ta mémoire, celle enfouie très loin. Cette salle t’aidera. Rappelle-toi que ce n’est pas tant la vérité qui est importante que le chemin que nous prenons pour l’atteindre.

C’était ce que lui avait dit Li Cheng !

Oscarine oublia instantanément, préoccupée par les paroles de l’Iranienne. Elle savait qu’elle était partie retrouver les siens afin de surveiller la Ligne Temporelle actuelle. C’était une des rares choses partagées avec elle ici. Et cette ligne n’était pas stable. Les « pions de l’échiquier », comme ils les appelaient, la compromettaient de plus en plus… au grand regret des Messagers.

Elle se refocalisa sur les mots de Fatima. Elle avait utilisé le terme « loin » au lieu de « profond ». Ce n’était peut-être qu’un détail, mais un détail qui lui donna une idée.

 

5.

 

 

 

 

 

Le « jour d’après ». Voilà comment Clément définissait désormais ce jour nouveau. Le jour après la révélation… Il l’avait vu se lever, accompagné d’une magnifique nappe de brouillard planant entre le sol et les troncs d’arbres, une pellicule cotonneuse qui flirtait doucereusement avec l’herbe rase. Une pure merveille qui lui rappelait, pourtant, de mauvais souvenirs. Ceux des treks de survie imposés par ses anciens « amis » des Dark Angels.

Il chassa les épisodes de son passé pour se concentrer sur ces dernières heures. Depuis l’épisode de la géode, il les avait passées à réfléchir, à analyser, à ressasser, à réexaminer, à reconstituer le moindre instant. En long, en large et en travers. Sa mémoire phénoménale lui permettait de se remémorer chaque moment de sa vie – il en avait photographié chaque seconde depuis que sa conscience s’était développée, vers l’âge de trois ans. Mais ni ce don ni la logique ne l’aidaient en ce moment.

Une seule sensation ressortait de tout ça : un sentiment d’angoisse, une peur atavique… Son monde avait changé pour toujours et ça le rendait fou ! Se retrouver face à une espèce qui pourrait les dominer ! Plus il y pensait et plus il se disait qu’ils étaient foutus…

Il souhaitait se retrouver loin de tout ça, de tout et de tout le monde. Or, quand il rejoignit l’aile de vie, où se trouvait la cuisine, il y trouva les deux autres, en train de bouffer des croissants au bar et de discuter furieusement. Du calme, lui, c’est ce qu’il voulait, pas ces tirades sur l’avenir de leur planète ! Elle faisait chier, la planète, en ce moment ! Et les humains avec ! De la solitude, c’est tout ce à quoi il aspirait.

La cuisinière, Virginie, une jeune femme au visage poupon, arriva avec d’autres pains au chocolat tout frais qu’elle déposa sur le bar en granit. Elle demanda à Clément ce qu’il voulait prendre comme boisson. Il passa commande, un peu brutalement. Elle disparut dans l’arrière-cuisine, un peu vexée.

- On est en sécurité ici ? l’interrogea Jérôme, passant nerveusement une main dans ses cheveux en bataille. Ceux qui ont essayé de nous kidnapper ne risquent-ils pas de nous trouver ? Et pourquoi est-ce qu’ils nous en veulent ? Comment ça se fait qu’ils connaissent les créatures de la géode ? (Il prit une nouvelle viennoiserie qu’il mâcha sauvagement, le regard noir durci par la frustration.) Et on nous laisse devant la géode, comme ça, sans un mot... Pourquoi n’avons-nous aucune indication sur la suite des événements ? Hein ? Et j’aimerais bien savoir qui est ce Jacob, moi… Est-ce que c’est un allié ?

L’avalanche de questions n’aidait pas Clément. Au contraire, elles exacerbaient sa colère et son tourment. Il n’avait aucune réponse… Et vu la tronche dépitée d’Angéline, l’héritière ne devait pas en avoir non plus ! Il voulait juste qu’on lui foute la paix, qu’on ne lui adresse pas la parole, qu’on le laisse dans son coin boire tranquillement sa boisson chaude. Voilà ! Au lieu de ça, le débat fit de nouveau rage. Il ne se calma qu’au retour de Virginie avec le café, déposé sèche-ment sur le bar. Mais il reprit dès son départ à un rythme encore plus enlevé… Par pitié, fermez-la !

- Ce Jacob a parlé de nous guider pour le « salut de la race humaine », continuait Angéline, déterminée. Et nous savons que le jugement d’une instance, disons supérieure, « entérinera l’avenir » de notre espèce. Ce Jacob doit avoir connaissance du Cénacle des Consciences, non ? C’est trop ressemblant.

Cette évidence avait également frappé l’esprit de Clément. Ce commentaire relança d’un coup sa réflexion :

- Tout a peut-être aussi un rapport avec cette… Conscience des Trois.

Angéline acquiesça, ravie qu’il s’intéresse enfin à leur conversation. Clément avait fait ses propres recherches sur le Net en vain. Pas du tout découragée, elle proposa d’essayer sur l’ordi de son père.

- Il a un navigateur… euh… un peu plus élargi.

Les garçons haussèrent les sourcils au même instant.

- Google, Bing et tout ça, c’est… euh… comment dire ?… Vous n’avez accès qu’au… euh…, mainstream, au grand public. Enfin, bref, avec ce navigateur, vous avez accès à tout le reste…

-   Comment c’est possible, ça ? l’interrompit Jérôme d’une moue suspicieuse.

- Certains navigateurs ne sont pas accessibles à tout le monde, mais mon père a eu la possibilité d’en obtenir un qui…

- Donc, posséder de l’argent, la coupa le garçon d’un ton tranchant, ça veut dire pouvoir accéder à l’information ! C’est toujours pareil dans ce monde !

Les propos de Jérôme résonnaient parfaitement dans l’esprit de Clément. Il n’en dit rien et suivit Angéline, qui n’avait pas su quoi dire pour une fois, hors de la cuisine.

Ils passèrent devant la serre centrale d’où jaillissaient les couleurs exotiques des plantes tropicales en résidence. Lors de son séjour ici, il avait appris que cette serre, bien qu’elle ait un objectif artistique, servait avant tout à faire pousser des citrons, des avocats, des mangues, de la coriandre, bref, tout un arsenal de fruits et d’herbes destinés à nourrir les habitants de cette formidable propriété. Ce prodige architectural ne cessait d’émerveiller le garçon, qui ne pouvait toujours pas comprendre comment tant d’ostentation pouvait exister. Lui qui n’avait jamais connu le manque d’argent… Il n’avait pas besoin de grand-chose, surtout depuis qu’il avait quitté le gang qui l’avait embrigadé avant son adolescence. La richesse crée tant de désirs, d’envies, des accessoires qui font perdre la valeur des choses réelles. Et qui rendent mauvais.

 

 

Angéline mena les deux garçons dans l’aile professionnelle. Le bâtiment entier était en forme de fleur à trois pétales – ou d’hélice de bateau, ça dépendait de l’angle poétique avec lequel on la considérait – qui s’étiraient selon les points cardinaux. Clément avait eu un peu le temps de l’explorer. L’aile où le père d’Angéline (et Éva) conduisait ses affaires était située à l’est, pour profiter du soleil matinal – Tom Christensen aimait se lever tôt, apparemment. Chacune des trois ailes avait un usage spécifique, celle-ci : le travail. Le couloir était tapissé de tableaux de maîtres. Deux portes seulement s’entrecoupaient, à l’opposé l’une de l’autre. En bois précieux, d’un brun dense, sculpté de rainures géométriques. Angéline prit celle de gauche. Dès l’entrée, la respiration de Clément se coupa. La vue était saisissante ! Une immense baie vitrée incurvée, formant un arc entre les murs, étreignait le paysage vallonné et boisé de la Dordogne. Les arbres dénudés lui apportaient un charme rehaussé par les méandres d’une rivière qui scintillait au fond la petite vallée. On distinguait vaguement la mini-centrale hydroélectrique qui tirait son énergie de l’écoulement du ruisseau et fournissait toute la propriété en électricité propre.

En tournant la tête, étourdis par tant de grâce et d’ingéniosité, les garçons focalisèrent leur regard sur le bureau de M. Christensen, un ouvrage en mahogany et en cuir, semblant dater de l’Antiquité. Clément reconnut un grand nombre d’ouvrages de la Renaissance, éparpillés dans la pièce aux murs blancs et lisses comme les fesses des petits anges représentés sur les tableaux. Passionné d’art depuis son enfance – un des rares legs de ses parents –, il savait apprécier ce qui était entreposé ici.

- Mon père adore les XVe et XVIe siècles, fit Angéline, remarquant son intérêt. C’est un grand collectionneur. Il prête aussi beaucoup de ses œuvres aux musées. Je n’ai pas le droit de vous les citer, mais ce sont des tableaux de première importance.

Avec cette simple phrase, Angéline avait retrouvé l’orgueil des gens friqués. Clément connaissait bien cette attitude, il l’avait vue maintes fois chez Kevin, le frère de son pote Nico, et chef des Dark Angels. Son cœur se pinça. Cette héritière, qu’il avait cru un instant posséder de la modestie et même un certain discernement, se caractérisait finalement par l’argent qui l’avait élevée. Dommage.

Angéline prit place au bureau, dans le fauteuil de son père dont l’énorme assise était fermée par deux larges accoudoirs taillés en patte de lion. M. Christensen devait être très grand, car ce meuble gigantesque semblait avoir été conçu pour un monarque. Sa fille paraissait minuscule dedans, ce qui provoqua un sourire inopportun chez Clément. Elle mit l’ordinateur en marche, entra le mot de passe, découvert par hasard lors d’une conversation entre son père et sa mère quelques années plus tôt, les rassura-t-elle avec une certaine espièglerie.

Clément sentit quelque chose d’étrange lui comprimer le ventre et exploser dans ses poumons, une vague chaude et douce… totalement contraire à ce qu’il avait ressenti quelques secondes plus tôt lorsqu’elle avait tenu ces propos vaniteux.

- Et mon père ne le change jamais, c’est pratique, dit-elle avec ce sourire coquin qui provoqua une nouvelle réaction chez Clément.

Il venait de la trouver jolie en fait. Il s’étonna de ce sentiment qu’il refoula dans les profondeurs de son estomac tout retourné.

Jérôme cassa immédiatement l’ambiance en faisant remarquer que ce n’était quand même pas très cool de consulter l’ordi de son père sans son autorisation.

- Parce que t’es un exemple d’honnêteté, toi ? défendit du tac au tac Clément.

Les deux autres sursautèrent. Lui aussi d’ailleurs ! Ce n’était pas tant le côté inopiné de sa remarque que le ton employé qui avaient déconcerté Jérôme et Angéline. Ils le dévisagèrent avec un étonnement marqué. Le Parisien bafouilla, ses mots étaient inaudibles. Des sortes d’excuses sorties comme ça, ouais bon, ça va, quoi !

- Euh… ânonna Angéline dont les joues avaient rosi, la Conscience des Trois, hum ! C’est ce qu’on veut trouver, donc.

Elle envoya une commande vocale. Un seul et unique article apparut à l’écran, posté par un certain Alexandre Dubois, spécialiste de l’Antiquité au musée du Louvre. Il a eu accès à ces artefacts dont il a traduit un peu plus de deux cents d’entre eux. « Le concept de conscience apparaît de façon récurrente dans les Disques des Dropas, on y mentionne la Conscience des Trois, mais nous ne savons pas ce qu’elle représente… », proclamait cet homme.

- Les Disques de Dropas ? répéta Jérôme, interloqué.

Mille artefacts existaient en tout, en réalité, selon les légendes – le Louvre venait en plus de recevoir les 712 Disques en existence ! Ces artefacts étaient en pierre, percés en plein centre. Plus anciens que la plus ancienne des civilisations humaines, personne ne savait d’où ils venaient. La prouesse diplomatique exercée pour ce miracle avait été saluée par la presse de tout bord, car la Chine en était le dépositaire.

La Chine ?

Qu’est-ce que la Chine venait foutre là-dedans ?

La curiosité de Clément fut une nouvelle fois piquée. Il mena ses propres recherches sur son smart-phone. Curieusement, une liste infinie apparue sur le Net. Ces artefacts n’étaient pas secrets du tout. Ils étaient même à la base de nombreuses légendes, particulièrement en Chine. Angéline et Jérôme s’exclamèrent en canon – ils avaient dû trouver en même temps que lui.

Tout devenait confus dans l’esprit de Clément, corrompu par des sentiments dont il ignorait encore l’étendue. La frustration ne le lâchait pas. Et c’était quoi, cette remarque débile à Jérôme ? Comment lui, un mec de la banlieue parisienne, pouvait-il prendre la défense d’une enfant gâtée ? N’importe quoi ! Lui, un dur, un caïd, lui qui n’aurait défendu que les intérêts des membres de son gang il n’y avait encore pas si longtemps, il se mettait maintenant à protéger une gamine pourrie par le fric ! Il allait finir par devenir comme ceux qu’il méprisait, si ça continuait.

Et cette géode peuplée d’êtres d’un autre monde : qu’est-ce que ça venait foutre là-dedans, ça aussi ? Il n’y comprenait rien. Pourquoi lui et ces deux-là ? Le hasard n’avait rien eu à faire dans cette situation. Un dessein se formait. C’était sa seule certitude.

Une profonde détresse l’enveloppa, un sentiment longtemps inhibé. L’avenir de ces deux ados, qui partageaient cette mésaventure extraordinaire avec lui, ne le laissait plus insensible. La haine qui vivait en lui se délayait dans un sentiment de cohésion, galvanisé par un défi commun et extraordinaire. Angéline et Jérôme commençaient à trouver leur place dans sa vie.

- Il faut qu’on aille voir ce Dubois, décréta Angéline, ses grands yeux bleus illuminés par cette idée. Mon père est l’un des plus gros mécènes du Louvre, on aura un rendez-vous sans problème.

La curiosité avait repris le dessus. Clément n’avait pas ressenti ça depuis sa petite enfance, lorsque l’univers s’était offert à lui sous une voûte étoilée, avec son père. Il avait quatre ans, c’était la veille du jour où on lui avait annoncé qu’il allait avoir un petit frère ou une petite sœur – le pire jour de sa vie. Il repoussa cet épisode ténébreux pour voir le jour qui venait de naître comme une nouvelle opportunité. L’envie revenait. Et c’était une sensation plutôt délectable.

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