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EXTRAIT TOME 1

1.

 

 

Toutes les régions françaises bénéficiaient d’un climat exceptionnellement doux en ce mois de mars. Et cela devait continuer. Le Lot ne faisait pas exception. L’expédition se mit donc en marche de bonne heure ce matin-là pour l’exploration des méandres inondés de ses voies souterraines.

L’équipe spéléologique, formée de neuf membres – une monitrice et ses huit stagiaires –, emprunta plusieurs chemins boueux dans la campagne vallonnée avant de trouver une ouverture gigantesque dans la roche, éclairée par un rai de soleil jaunâtre. Ils vérifièrent leur équipement avant de s’y engouffrer d’un pas déterminé pour la plupart d’entre eux.

Rapidement, ils trouvèrent la première galerie inondée, très étroite.

Ils y plongèrent sans se douter que le pire allait se produire – comment auraient-ils pu savoir de toute façon ? –, et partirent à grands coups de brasse, se guidant à la lumière de la lampe fixée sur leur casque. Les parois, sculptées par des millions d’années d’érosion, faisaient l’admiration de certains, qui grattaient les strates avec leur piolet pour extraire des morceaux de roche, en souvenir de ces formidables moments.

Soudain, un fort courant les déstabilisa. La monitrice les rassura immédiatement en formant un cercle avec le pouce et l’index – rien à craindre.

Un second courant, d’une violence inouïe, les renversa aussitôt, les expédiant brutalement contre la roche. L’angoisse monta. La monitrice tenta de les calmer avec des gestes imprécis. Avant qu’ils ne puissent réagir, la jeune femme disparut.

C’était arrivé si vite… Un siphon l’avait avalée.

Terrifiés, les stagiaires tentèrent de garder l’équilibre, se débattant comme des forcenés. Secoués comme des billes de flipper, ils ne pouvaient contrer la puissance de l’eau.

Toute résistance était dérisoire. Ils allaient mourir, ils le savaient.

Deux d’entre eux, paniqués, ne pouvaient plus contrôler leurs mouvements et furent expédiés contre la roche avec une telle force que la lampe de leur casque éclata en morceaux. Ils s’évanouirent, avant de se noyer.

Deux autres furent engloutis dans des souterrains annexes, pour ne plus ressurgir. Trois stagiaires restaient encore miraculeusement groupés, tentant vainement de s’agripper à ce qu’ils pouvaient trouver, une protubérance, un renfoncement, quelque chose !

Puis, tels les rebuts d’un mauvais repas, ils furent vomis par une autre galerie, régurgités dans une caverne par un dernier courant. Ils parvinrent à s’éloigner de la berge dans un dernier et terrible effort, et tombèrent inconscients.

 

 

Le premier à reprendre ses esprits fut Jérôme. Il se releva lentement, tentant de remettre ses idées en ordre. Il ôta son casque, peigna ses cheveux épais avec ses doigts, tapota son nez cassé dans une vieille bagarre, vérifia la mobilité de ses membres. Quelques déchirures sur sa combinaison, une ou deux égratignures, aucune fracture. Sacré coup de chance.

Il fallut un moment à l’adolescent pour comprendre ce que ses yeux tentaient de distinguer sous ce point lumineux qui se baladait devant lui. Ah oui. La lampe du casque.

Il vit deux autres rescapés avec lui. La galerie qui avait dû les rejeter n’était quant à elle plus qu’une fine piscine d’eau calme. Cela  suggérait qu’il avait été dans les vapes un long moment.

Jérôme leva les yeux et observa la caverne dans laquelle il avait été miraculeusement éjecté. Environ trois mètres de haut sur dix de diamètre, creusée dans une roche grise et particulièrement humide. Une caverne classique.

Un renfoncement se dessinait sur la droite, une sorte d’alcôve, et des morceaux de roche jonchaient le sol çà et là, comme les restes d’une explosion. Trois tunnels, tous effondrés, anéantissaient ses espoirs de sortir de là. Le garçon soupira, découragé… Puis il distingua un boyau flou sur la gauche, un quatrième tunnel qui offrait une voie de secours. Ouf.

Jérôme remarqua qu’à un certain endroit, les murs étaient polis.

Cette caverne lui donnait des frissons, il avait la sensation irrationnelle d’être observé. Par qui, par quoi, impossible à dire. Il devait toutefois sortir de là au plus vite.

Habitant d’un minable lotissement près de Rennes, Jérôme ne se laissait pas facilement impressionner. Ayant dû s’occuper de sa mère déprimée depuis son divorce survenu neuf ans plus tôt, il s’était endurci à tout, aux moqueries, aux insultes, aux tentatives d’intimidation. À seize ans, sa carapace était si épaisse que personne ne pouvait la percer. Il avait survécu à tout, et il ne supportait plus la vie que quand qu’elle lui procurait encore quelques frissons.

Mais cette présence invisible, qui semblait planer autour de lui, l’alimentait d’une toute autre frayeur. De celle qui glace le sang.

Un spasme le saisit. Il tenta de recoller les morceaux, de penser à ce qui venait de se passer, pour ne pas se laisser envahir par des émotions négatives…

« Je n’aurais pas dû survivre », ne put-il s’empêcher de penser. C’était aussi simple que ça. Et pourtant, il était là. Avec deux autres ados.

Il regarda à nouveau les autres corps. Toujours inconscients. Il devrait sans doute aller voir s’ils étaient toujours vivants. Quelque part au fond de lui, il espérait ne plus avoir à aider qui que ce soit. Il pourrait partir et aller chercher du secours ?

Jérôme se dirigea finalement vers la silhouette la plus proche, un autre garçon, plus grand que lui, plus maigre aussi. Il enleva son appareillage. Ah oui, Clément… Le brun aux yeux d’un bleu perçant, solitaire, un dur à cuire qui pense qu’il sait tout de la vie, tout ça parce qu’il ne l’a pas eue facile dans les banlieues de Paris. Ouais, bienvenue dans un monde où n’importe qui peut souffrir, mon pote.

L’autre, c’était une fille. Angéline. Mignonne, avec son carré blond. Un corps de rêve aussi. Mais bourgeoise jusqu’au bout de ses ongles vernis, capricieuse et vaniteuse. Elle aussi, elle pensait tout savoir sur tout parce que ses parents avaient de l’argent. Jérôme et sa mère vivaient de peu, mais il serait un jour un grand géologue et montrerait à tout le monde qu’on peut réussir sans parents friqués. Ce serait son pied-de-nez à toute l’injustice de ce monde.

Jérôme tenta de réveiller la fille en la giflant doucement.

– Allez, alleeez, Duchesse, réveille-toi…

– On… on est où ? articula Angéline d’une voix étouffée, ouvrant ses yeux d’un bleu glacé.

– On est vivants, tout va bien.

 Il dégagea la lumière de son visage.

– Vivants, c’est sûr… commenta Clément en se redressant. Et complètement perdus aussi.

Jérôme l’observa. Des taches de rousseur écrasées sur un teint incolore, des cheveux bruns bouclés coiffés sans style et retombant sur la nuque. Ce Clément avait un air de saint, mais juste un air. Dans son regard, Jérôme avait vu autre chose : la douleur.

Ce point commun ne faisait pas automatiquement de ce garçon un futur ami. Clément ne suivait ce stage que parce qu’il lui avait été proposé par la mairie, alors que lui avait dû travailler deux étés pour se le payer.

Jérôme devinait chez Clément une grande intelligence. Il parlait peu, mais à chaque fois, ce qui sortait de sa bouche était le résultat d’une longue réflexion. En cet instant, Clément cherchait une solution pour sortir de cet endroit. Pas besoin de l’entendre, c’était la façon dont il analysait son environnement.

– Par là, ordonna Angéline en agitant les bras vers la seule sortie.

– Qu’est-ce qu’elle dit, la Comtesse ? fit Jérôme en grimaçant.

Clément les ignora. Il se baissa pour ramasser quelque chose sous son pied. Un morceau de roche ? Il l’étudia un instant.

– Qu’est-ce que c’est ? l’interrogea Angéline en s’approchant et lui prenant l’objet des mains sans préambule. Pff. C’est juste un bouton.

Clément inspira profondément, pour se calmer, Jérôme l’aurait juré. Angéline n’avait rien remarqué, ce qui agaça Clément.

Angéline remit la petite pièce à Clément, qui la glissa dans sa poche en évitant le regard de la fille. Puis il avança vers l’un des murs, effleura la paroi avec sa main. Jérôme vit que ses doigts étaient zébrés de nombreuses cicatrices. D’anciennes blessures datant de temps houleux, sans doute. Une esquisse de tatouage sur son poignet gauche se dessina, mais Jérôme ne fit que l’entrevoir.

– Ce mur ne peut pas être ouvert, énonça Clément d’un ton uniforme.

– On s’en fout de ce mur, on part d’ici ! somma Angéline en donnant un coup de pied à son équipement qui gisait par terre, avant de tenter de remettre ses cheveux au carré. Regardez-moi ça, j’ai l’air d’une bohémienne !

Clément ne releva pas, Jérôme non plus. Ensemble, les deux garçons examinèrent le mur dont la paroi était composée de roche, ou peut-être de métal, c’était difficile à dire. Neuf carrés étaient taillés, d’environ cinquante centimètres sur cinquante. On aurait dit que cette paroi n’appartenait pas à l’endroit. Quelque chose serait-il caché derrière ?

Des frissons remontèrent le long de la colonne vertébrale de Jérôme avec une brutalité funeste. Cette caverne n’augurait rien de bon. Et pour couronner le tout, il était coincé là avec les deux seules personnes du stage qu’il ne pouvait pas supporter.

2.

 

 

Oscarine Le Bienheureux avait toujours su que son nom ridicule et si particulier avait quelque chose d’ironique. Toute sa famille adoptive était composée de dépressifs – ses parents médecins avaient vu toute la misère du monde. Mais elle, elle avait une chance inouïe : la capacité de ne jamais se laisser envahir par les émotions. Aucune d’entre elles.

En cet instant précis, elle s’appuyait donc sur sa seule logique, l’aptitude la plus performante de son cerveau, et tentait encore de déchiffrer ce qu’elle avait devant les yeux. Sous une nuée cristalline de poussières en suspension, des glyphes se laissaient lentement décoder par son esprit infaillible.

Elle agrippa l’halogène, le pointa sur les signes. Elle lut finalement à haute voix, son timbre rauque résonnant dans la caverne :

– Tammuz est notre salut. La magie des Dieux de Jade peut tromper celui qui…

Le reste était illisible.

Oscarine gratta la base de sa tresse avec le manche d’un pinceau qu’elle tenait à la main, en faisant les cent pas.

– Tammuz… Tammuz… Je connais ce mot.

Oscarine raisonna encore tout haut et fit le bilan.

Elle se trouvait dans la plaine de Marvdasht dans le sud de l’Iran, au pied de la montagne Kuh-e Rahmat, un endroit quasiment désertique parsemé de quelques oasis çà et là. Le site qu’elle explorait était celui de l’antique cité de Persépolis. Darius 1er en avait été le fondateur au VIe siècle avant l’ère moderne. Il ne vénérait aucun « Dieux de Jade Â», pour autant qu’elle le sache.

Elle travaillait sous le Palais aux Cent Colonnes, dans une salle, une sorte de rotonde où six piliers en marbre blanc se dressaient à quelques mètres d’intervalle les uns des autres, contre les parois. Sur les murs lisses, des textes peints et quelques glyphes sur trois lignes. Et enfin, sur la voûte en forme de dôme, le cosmos où était représenté un zodiaque.

Oscarine prit son menton dans sa main libre, souffla longuement par le nez.

Cette pièce avait été découverte à la suite d’une cartographie satellite secrète du site de Persépolis. On avait repéré cette cavité. Très peu de gens en connaissaient l’existence. Oscarine avait obtenu un sauf-conduit spécial par son patron, Philippe Lemercier, pour venir y faire des analyses linguistiques. Personne n’avait été jusqu’ici capable de déchiffrer les inscriptions sur les murs.

On faisait appel à Philippe pour trouver le meilleur traducteur. C’était Oscarine.

3.

 

 

Clément avait pris plus de temps que les deux autres pour examiner les lieux où ils avaient été recrachés par les courants souterrains. Oui, c’était bien une caverne… mais ce n’était pas une caverne ordinaire. Où étaient-ils ? Et par quel hasard avaient-ils été amenés ici ? Autant de questions sans réponse qui l’intriguaient.

Le jeune homme inspecta de nouveau le pan de mur qui se distinguait des autres. Il était construit en un patchwork de neuf carrés identiques. Il ne semblait nullement altéré par le temps, ni par la main de l’homme. Il paraissait même… artificiel. D’un gris granitique, les neuf carrés le laissaient totalement perplexe.

Le reste de la caverne avait été creusé, ça se voyait partout. Et dynamité aussi. Ce mur protégeait quelque chose qui avait attisé les convoitises, ou les curiosités. Avec succès, visiblement. C’était un miracle que la caverne tienne encore debout.

Comment se faisait-il que ces deux guignols et lui se retrouvent ici ? Il avait fallu en plus que ce soit ces deux-là… Le mec était imbu de sa personne, fils d’ouvrier qui n’avait pas connu la jungle de la banlieue et qui croyait que le monde lui était dû en raison de ses origines modestes. Et elle… la princesse dans sa tour d’ivoire, gosse de riche élevée avec des domestiques et aussi nuisible que les dix plaies d’Égypte réunies.

Clément savait bien qu’il n’aurait jamais dû accepter de faire ce stage à la con. Pourquoi voulait-on qu’il « se change les idées Â» ? Son meilleur pote était mort depuis quatre ans et il n’arrivait pas à s’en remettre ? Mais ça regardait qui, ça, de toute façon ?

– Refais-toi des amis, l’avait encouragé l’assistant social.

Tu parles ! La dernière chose qu’il voulait, c’était bien se faire des amis justement. Il avait donné ! À l’âge de huit ans, il s’était fait embrigader dans le gang du coin, les Dark Angels. Ah ça, des amis, en banlieue parisienne, il en avait. Ou plutôt, il en avait eu.

Là, il n’avait pas du tout envie de sympathiser. Il avait choisi ce stage pour être loin de Paris. Pour ne pas avoir à penser. Regarder des cailloux sous l’eau ? Oui parfait, merci monsieur le directeur, on part quand ?

– On reviendra avec de l’aide, gémit Angéline, le sortant de sa torpeur.

Clément frôla de nouveau de sa main la surface du pan de mur aux neuf carrés, appuyant sur la roche. Soudain, celui du milieu brilla d’une teinte vert émeraude. Angéline émit un cri strident qui lui déchira les tympans, puis se mit à pleurnicher pour rentrer chez elle.

Jérôme s’approcha du mur pour reproduire le geste de Clément… Un autre morceau, en bas à droite, s’illumina du même vert.

– Wow, wow, wow… fit Angéline en battant des bras devant elle. On se casse de là. Alleeez, on rentre, j’en ai marre !

– Non, dit Clément sur un ton de mise au point.

– J’ai froid, j’ai faim et j’ai soif ! Et tu m’emmerdes !

Le regard de Clément la cloua sur place. Il lui prit le bras, posa sa main sur le carré situé en haut à gauche, formant ainsi une diagonale avec son carré et celui de Jérôme.

Une diagonale vert absinthe zébra le mur. Puis, dans un bruit de frottement de pierres, le pan s’éleva.

 

 

Ébloui par une luminosité aveuglante, Clément protégea ses yeux avec son avant-bras. Il aperçut de la roche transparente, éclatante. Des monceaux de cristaux, arrangés en stalactites et stalagmites tarabiscotées, donnaient l’impression de s’être détachés des parois après une explosion. Totalement onirique comme endroit, même lui pouvait l’apprécier.

– Une géode… souffla Jérôme.

– Une géode ? répéta Clément, déconcerté.

Jérôme expliqua qu’il adorait la géologie, d’où son choix pour ce stage de spéléo. Il était sûr de lui, c’était bien géode, une cavité rocheuse tapissée de cristaux.

 Â« Quel est donc cet endroit ? Â» se demanda Clément. « Et pourquoi ne sommes-nous pas morts ? Â»

Il sentait comme une présence invisible. Quelque chose l’avait amené ici, c’était sûr. Le hasard n’avait pas eu son mot à dire dans cette affaire. Mais que devait-il faire ?

Clément avait cessé de s’occuper du sort des autres depuis longtemps. Depuis que son pote Nico était mort dans une bagarre entre gangs. Et il était maintenant coincé avec ces deux crétins. Devait-il jouer les meneurs ? Franchement, il n’en avait pas du tout envie.

– Non non non, répéta Angéline lorsque Jérôme mit un pied devant l’autre.

Elle désigna le mur.

– Ce truc-là s’est illuminé au contact de nos trois mains et il s’est ouvert. Et ça, c’est pas normal !

Elle prenait des airs de baronne en disant ça, poings sur les hanches.

– Il fallait juste trois mains, dit Jérôme d’un ton détaché. On a de la chance d’être trois, c’est tout. Allez, Sérénissime, sois un peu… aventurière ? Ou il faut que je joue les preux chevaliers ?

Elle lui lança un regard d’acier.

– Je ressens des choses bizarres, dit-elle d’une voix changée, vibrante.

Jérôme allait commenter quand Clément dit :

– S’il suffisait juste de trois mains pour que cette porte se soulève, comment se fait-il que personne n’ait pu l’ouvrir jusqu’à présent ?

– Hmm, fit Jérôme, qui dut reconnaître que Clément avait raison.

Clément pénétra dans le tunnel qui partait sur la gauche, suivi de Jérôme et finalement d’Angéline qui s’était tue. Au bout de quelques pas, une galerie s’ouvrit sur la droite menant à une salle dont les murs étaient en cristal. Au centre, trônait une structure carrée constituée de douze piliers également en cristal.

– Un quadrilatère… balbutia Clément.

– On dirait des menhirs en cristal, nota Jérôme avant de préciser, des pierres levées, comme on en trouve beaucoup en Bretagne.

– Oui, je sais ce que sont les menhirs, lui jeta Angéline avec un regard exaspéré. Il y en a dans le Lot aussi.

– Mais qu’est-ce que ça fait là ? se demanda tout haut Clément.

Quand il posa les yeux sur la structure carrée, il sentit que le surnaturel prenait le dessus sur sa réalité. Une curieuse vague de plaisir traversa son blindage et avala son désarroi. Un mystère pénétrait dans sa vie. Un truc de fou, inimaginable.

Son demi-sourire se rétracta aussitôt. Il venait de comprendre que son destin était désormais lié à celui d’Angéline et de Jérôme. Il allait devoir se trimballer ces deux-là jusqu’à la fin de cette histoire. Génial…

4.

 

 

Oscarine Le Bienheureux avait été adoptée à l’âge de trois mois, vingt-huit ans plus tôt, par Patrice et Valérie Le Bienheureux, un couple de médecins français qui travaillaient pour une ONG[i] en Iran. Les Bienheureux lui avaient assuré très tôt qu’elle pourrait rechercher ses parents biologiques iraniens si elle le souhaitait.

Oscarine ne l’avait jamais souhaité.

Elle répétait que si ses parents l’avaient abandonnée, c’était pour une bonne raison. Et elle respectait cette raison.

Elle n’avait jamais mis les pieds au Moyen-Orient avant son vingtième anniversaire. Elle avait fait de longues études en France, obtenu les meilleurs diplômes dans les meilleurs établissements d’Europe et elle exerçait maintenant le métier de ses rêves. Elle avait de la chance.

Aujourd’hui, elle était en Iran. Son travail l’exigeait.

On la regardait d’un drôle d’air ici. Pas comme en France où elle se faisait parfois insulter. Elle avait appris à ignorer ces attaques. Ici, c’était comme si on voulait lui rappeler, par un seul regard, que c’était de ce peuple qu’elle tenait ses longs cheveux noirs, de là que venait son teint hâlé et ses yeux aussi sombres que le khôl.

Oscarine ne supportait pas d’être entourée de gens, en général. Ils la mettaient mal à l’aise. Elle faisait toujours tout son possible pour ne pas se mêler à la population. Si elle le devait, elle faisait en sorte de passer totalement inaperçue. Elle avait donc opté pour un léger foulard – pour cacher ses magnifiques cheveux – et filé vers sa destination, l’esprit envahi par les promesses qui se cachaient sous le nom de Persépolis.

 

 

Deux jours plus tard, Oscarine tenait toujours son campement au Palais aux Cent Colonnes, à Persépolis.

Cette fichue caverne et ses glyphes lui donnaient du fil à retordre. Cet endroit ne contenait pourtant aucun trésor, uniquement ces maudites inscriptions. Rien de cohérent. Et pourtant, cette salle avait été volontairement cachée, l’escalier y menant étant bien dissimulé sous un pan de granit. Ça n’avait pas de sens.

Oscarine défit sa longue tresse, secoua ses épais cheveux en éventail sur sa nuque et les réarrangea en un haut chignon retenu par son pinceau.

Cet endroit avait été creusé à une dizaine de mètres de profondeur et protégé par une porte qu’il avait fallu découper à la perceuse à ultrasons. Pourquoi toutes ces précautions pour des murs ne présentant que de simples écritures ?

Elle arpenta la caverne en se rongeant un ongle, ce qui l’aidait à réfléchir. Elle s’arrêta brusquement, agrippa l’halogène et s’agenouilla près de la base d’une colonne. Elle l’examina, reproduisit cet exercice sur un second pilier, puis sur un troisième, et stoppa net au cinquième. Son souffle s’accéléra. Au niveau de la base, elle avait senti des striures.

La jeune femme frôla les petites égratignures de ses doigts, avant de remonter ses mains à ses cheveux pour ôter le pinceau. Elle dépoussiéra l’endroit et découvrit un renfoncement ainsi qu’une petite cavité qui semblait pouvoir contenir une main. Son cœur fit un bond. Il y avait peut-être des scorpions. Son estomac remonta jusque dans sa gorge. Elle n’avait pas peur de grand-chose, mais elle avait une sainte horreur de ces saletés.

Elle secoua la tête. Aucune vie n’aurait pu se développer ici.

Avec conviction, elle glissa sa main à l’intérieur et la posa à plat.

La colonne trembla.

Un bruit sourd résonna dans la salle, se répercutant en un écho angoissant dans le cœur de la Française. Puis un sceau ovale apparut entre deux colonnes en face d’elle. En son centre, elle distingua une sorte d’étoile à trois branches.

5.

 

 

Angéline regrettait davantage chaque seconde d’avoir accepté de faire ce stage de spéléologie. Mais pourquoi avait-elle dit oui à son père ? Et voilà maintenant qu’elle se trouvait devant une structure totalement inconnue, un genre de quadrilatère en cristal, six pieds sous terre ! Au centre de ce « truc Â», flottaient des dizaines de boulettes fluorescentes de la taille de pommes-noisettes. Complètement irréel.

D’un vert rappelant la couleur de l’absinthe, ces sphères projetaient des étincelles d’électricité – à défaut d’une meilleure description. En s’approchant, Angéline se rendit compte qu’elles étaient en réalité composées de molécules d’énergie en mouvement qui s’entrechoquaient, créant ainsi toutes ces flammèches.

Jérôme leva la main pour toucher une sphère située tout près du périmètre mais Clément l’arrêta avec un puissant « Recule ! Â».

Clément ajouta aussitôt :

– On ne sait pas ce que c’est.

Le garçon saisit le piolet à sa ceinture et le lança dans l’édifice. L’instrument se recouvrit de glace à l’instant où il franchit le périmètre, tomba au ralenti et se brisa contre le sol en un millier de fragments cristallisés.

– Houlààà ! fit Angéline d’une voix aiguë.

– Pour qu’un métal comme le fer se brise à cause du froid, annonça Clément d’un ton magistral, comme s’il leur faisait une leçon, il faut que la température soit bien en dessous de zéro.

Un silence stupéfié emplit la géode.

– Ce truc doit être vieux comme Hérode, pourtant, enchaîna Jérôme en fronçant les sourcils. Si on considère l’endroit où il se trouve.

– Or, ajouta Clément qui était sur la même longueur d’onde que le petit costaud, il faut une technologie très avancée pour générer un froid pareil…

– Et y a rien qui ressemble à un quelconque générateur.

Angéline observa Jérôme. Pas particulièrement beau. Classe moyenne. Qui en voulait sûrement à la terre entière de ne pas être né à sa place à elle. Il devait sans doute travailler dur pour se payer la moindre paire de chaussures. Elle avait certes toujours eu tout ce qu’elle avait désiré. Était-elle pour autant heureuse d’être sur cette planète ? Pas un instant ! Surtout quand elle se retrouvait au centre de la terre avec deux prolos.

Faire un stage de spéléo ? C’était l’idée géniale de son père. Ça lui apprendrait quelque chose de « complètement différent parce que, ma fille, c’est ça la vie, apprendre Â».

Elle fut tirée de ses pensées par un commentaire de Jérôme. Il combattait les arguments de Clément qui envisageait la possibilité de l’existence d’une autre civilisation que celle des humains.

– Peut-être que c’est une civilisation disparue, avança-t-elle, s’intéressant finalement à leur débat.

Jérôme secoua la tête en soufflant par les narines et répliqua, exaspéré :

– Tu vas nous sortir le mythe de l’Atlantide, toi, je le sens. Ces Atlantes n’ont jamais existé, Duchesse.

Angéline serra les mâchoires. Le passé n’avait pas été écrit par des civilisations barbares. Les hommes du passé étaient très évolués et voyaient le monde d’une façon drastiquement différente. Sa mère le lui soutenait depuis son enfance.

– Le passé de l’homme renferme des mystères inimaginables, reprit-elle fermement, plus grands que tout ce que tu peux imaginer. (Elle lui lança un regard hautain.) J’aime la mode et la technologie, oui, mais je m’intéresse aussi aux mystères de notre civilisation.

– Oui enfin, ces Atlantes n’ont jamais existé, rétorqua Jérôme. Et puis…

– Peu importe, le coupa Clément avec une arrogance sous laquelle il tentait de cacher ses origines de banlieusard. Comment peut-on entrer dans ce quadrilatère… sans danger ?

– Tu veux aller là-dedans ? s’étouffa Angéline. Ah non, pas question ! On y sera encore à… (Elle fit le geste de regarder sa montre mais réalisa qu’elle ne l’avait pas avec elle.) Bon, on y va ! Ce soir, c’est foie de veau au dîner. Et je ne rate jamais le foie de veau !

 

 

Jérôme ne s’en remettait pas. Il était dans une géode, à des kilomètres sous terre, devant une composition inimaginable, et tout ce qu’Angéline trouvait à dire, c’était : « Je ne rate jamais le foie de veau ! Â»

Cette fille était fondamentalement anormale. Totalement aliénée. Pourrie par le fric, sans aucune connaissance du monde qui l’entourait. Il était sûr pourtant qu’Angéline souffrait. Pour être aussi conne, elle ne pouvait qu’être malheureuse.

Clément parut agacé par les caprices de la fille. Il s’approcha à dix centimètres de son visage, planta son regard  dans le sien, tout en dirigeant son bras, index pointé à 90 degrés, sur sa droite.

– Je veux aller là-dedans, oui, lui dit-il, imperturbable, parce que ça doit sûrement être connecté à ça.

Angéline n’avait pas jusqu’ici prêté attention aux parois de la salle du quadrilatère, pas plus que Jérôme d’ailleurs. Ce dernier entendit la fille crier et se retourna vers les murs faits de gigantesques stalagmites en cristal. À l’intérieur, une vision d’horreur.

Des corps… Par dizaines.

Des hommes et des femmes. La peau couleur vert d’eau, les yeux ouverts, les cheveux blancs. Ils étaient habillés d’un vêtement opalin ample dont les manches, le col et la ceinture étaient incrustés de broderies géométriques incompréhensibles. Leur chevelure, d’un blanc aussi éclatant que leur toge, était retenue par des coiffes métalliques plates.

On aurait dit qu’ils étaient en hibernation.

 

 

Angéline dirigea la lampe de son casque sur le visage des créatures. Celles-ci semblaient la regarder, pourtant, en s’approchant, elle ne perçut aucun signe de vie dans leurs yeux immenses. Leur iris, nimbé d’une myriade de couleurs cosmiques, restait figé sous la lumière de la lampe.

Leur nez était similaire au sien, leur bouche aussi, peut-être un peu plus épaisse mais rien d’aussi dramatiquement différent que la forme de leurs oreilles, légèrement pointues, comme celles des légendaires elfes.

Irritée, elle entendit Jérôme faire des commentaires d’une platitude désolante pour une jeune femme.

– Trop bonne, enfin, à part ce teint à la Shrek.

Angéline s’approcha. Elle toisa le garçon puis contempla les traits de cette créature, parfaits et surnaturels. Sur le haut de sa tête, la coiffe était formée de trois lacets d’argent entrecroisés. Sur son front, en plein centre, une toute petite cicatrice verticale témoignait d’une opération.

– Ils portent tous cette même marque sur le front, on dirait.

– Oui, ajouta Clément. Et ils sont trente-trois au total.

– Leur âge, à ton avis ? demanda Jérôme.

– Une trentaine d’années, max. Les motifs géométriques et les coiffes me font penser à…

– … à une société préceltique inconnue ! s’exclama tout à coup Angéline.

– Préceltique ? fit Jérôme, le poing contre sa bouche. Combien de temps avant ?

Ce fut Clément qui répondit, le regard trouble :

– Quelques dizaines de millénaires, au bas mot.

6.

 

 

 

 

 

Sous le Palais aux Cent Colonnes, Oscarine s’approcha du sceau. Après un examen minutieux, elle s’aperçut que le symbole qu’elle avait pris pour une étoile à trois branches représentait trois tubes assemblés en un Y stylisé. Les tubes produisaient une énergie matérialisée par des petits filaments de lumière, des sortes de poils.

Elle approcha lentement la main du sceau. Rien, aucune vibration. Elle l’effleura. Toujours rien. Elle tenta de le tirer vers elle. Il résista. Elle essaya de trouver un mécanisme d’ouverture sur les rebords, autour, dedans, dessus… En vain. Elle s’assit sur le sol sableux, prit sa tête dans ses mains, réfléchit tout haut, avec toute la logique dont elle était capable.

Sa dernière réflexion se perdit lorsque le générateur diesel qui alimentait l’halogène s’éteignit.

Dans l’obscurité complète, Oscarine sonda le sol à la recherche de son sac. Elle y trouva une torche, qui ne fonctionnait pas non plus. Sa gorge se serra. Elle s’apprêtait à partir à tâtons lorsqu’une lueur de couleur lilas s’échappa du périmètre du sceau. Désorientée, Oscarine se retourna lentement, observa le sceau disparaître.

Un passage s’était ouvert. C’était lui qui diffusait cette lumière violacée. Puis une voix la paralysa, sans timbre, sans émotion, sans origine… Mais ce n’était pas vraiment une voix, juste un raisonnement dans son esprit.

– Le Quatrième doit guider les Trois vers la lumière. Une seule vérité peut être révélée, et les Dieux de Jade ne doivent pas influencer la conscience des Hommes.

Oscarine approcha de l’ouverture formée par le sas. Elle aperçut une rampe qui plongeait dans les profondeurs du Palais aux Cent Colonnes.

L’air emprisonné depuis des siècles libérait des effluves rancis, mais une odeur fraîche prit rapidement le dessus. Étrange. Elle avança sur le sol poli et constata que cet endroit avait été construit par des experts. Éclairé par la roche luisant d’une teinte parme, ce tunnel était d’une ingénierie incroyable. L’équilibre de ses dimensions, la perfection de ses parois aussi lisses que le sol, les méandres artificiels, la pente soutenue… Tout indiquait une élaboration méticuleuse.

Oscarine avait déjà dû descendre une bonne dizaine de mètres, quand elle entendit un chuintement. Comme l’écoulement d’une rivière. Elle arriva à une autre salle, rectangulaire celle-ci, éclairée par une forte luminosité qui imitait celle du soleil.

Ce qu’elle avait pris pour un ruisseau était en réalité un rayon lumineux qui descendait d’un promontoire oblong et chutait dans un petit tertre de pierre, pour ensuite disparaître dans la roche, dans un grésillement.

Des scènes incompréhensibles tapissaient les murs : des personnages sans visage en train de consulter un astre ou le ciel. Dans un coin, trois personnages étaient représentés avec, au-dessus de leur tête, des inscriptions de type zodiacal. Leur visage avait disparu avec le temps. Ou peut-être n’en avaient-ils jamais eu. Seule leur silhouette scintillait sous la lumière de l’astre solaire.

Sur trois autres murs, des glyphes aussi énigmatiques que ceux de l’antichambre recouvraient la roche. Ils entouraient des créatures humanoïdes à la peau d’un vert blafard. Oscarine pensa :

– Les Dieux de Jade…

Cet endroit ne pouvait en aucun cas avoir été construit à l’époque de Darius 1er au VIe siècle avant l’ère moderne. Aucun doute n’habitait son esprit. Ce qu’elle était en train de découvrir était énorme.

Pour une fois, Oscarine ressentit une émotion. Une sorte d’allégresse vaporeuse qui enveloppa son cœur.

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